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L’État congolais peut-il financer ses grands projets d’infrastructures d’utilité publique ?

La fausse idée de l’électricité-marchandise

J’ai pris connaissance, comme tout Congolais, par la voie des médias, du message introductif du président de la République, Felix-Antoine Tshisekedi, à la grande Vidéoconférence panafricaine sur le projet Grand Inga et l’Hydroélectricité en République Démocratique du Congo. Un message très instructif quant à sa vision sur le développement du site d’Inga et j’ai hâte de prendre connaissance du rapport final qui aura sanctionné les travaux techniques en ateliers des participants à cette conférence.

En attendant, j’aimerais émettre quelques réserves quant à cette approche classique du développement du site d’Inga qui repose sur la fausse idée consistant à faire de l’électricité de ce site, un produit commerçable qui peut être exporté et vendu avec profit à travers l’Afrique.

À l’origine de cette fausse idée, on trouve principalement des collègues ingénieurs de la SNEL dont on comprendrait la fierté de voir leur société se transformer en une unité de production génératrice des devises au profit du Trésor Public.

Or, il est facile de démontrer qu’au prix de revient actuel de la SNEL d’environ 22 cents US au KWH1 , lequel prend en compte la production, le transport et la distribution, mais sans les amortissements, il n’existe quasiment pas de pays africain qui, au regard des tarifs pratiqués sur le continent, seraient actuellement en mesure de faire face à la facture au prix coûtant de l’électricité produite par le site d’Inga.

L’Afrique du Sud, par exemple, qui est le pays le plus développé du continent, vend son KWH à 6 cents US en moyenne tandis que le Nigeria, avec son PIB de 470 milliards USD, est à 3,4 cents US et l’Angola, qui est pourtant l’un des pays à pratiquer des tarifs élevés, est à 12 cents US2.

Chez nous, au Congo, le courant électrique est facturé au taux moyen de 4 cents US/KWH, alors qu’il est censé coûter 22 cents/KWH à la SNEL. Le caractère vital de l’électricité oblige donc de nombreux états, en Afrique comme ailleurs, de subventionner la consommation du courant électrique par des fonds publics, la transformant ainsi en un bien de consommation à caractère social. Il est vrai que, dans les conditions actuelles de gestion d’Inga 1 et 2, le prix de revient au KWH produit par la SNEL ne peut pas strictement servir de référentiel pour le Grand Inga.

La SNEL souffre d’une sous-exploitation de son outil de production

En effet, comme toutes les sociétés d’Etat au Congo en faillite non-déclarée pour la plupart, la SNEL accuse des charges d’exploitation rédhibitoires, principalement du fait de ses effectifs pléthoriques et du fait surtout d’une sous-exploitation de son outil de production gravement affecté par une maintenance carentielle. Mais, même dans l’hypothèse où la gestion du Grand Inga devait être dissociée de la SNEL, le prix de revient du KWH produit par le site d’Inga ne devrait pas s’en trouver forcément amélioré du fait notamment de la prise en compte du coût de l’amortissement de nouveaux investissements qui pourrait peser lourdement sur la facture des consommateurs.

L’erreur qui est souvent faite par ceux qui voient dans le site d’Inga un important potentiel de revenu pour le pays, est le fait de tabler sur le faible coût de production du site d’Inga, dont certains experts projettent le KWH à 3 cents US3 , pour croire que tout est possible. Mais ils omettent de nous dire que ce KWH produit à 3 cents US, il faut le transporter jusqu’au pays demandeur et de là, assurer sa distribution jusqu’au consommateur final. Or, lorsque l’on considère seulement le coût du transport et de la distribution pour les réseaux domestiques congolais, estimés respectivement à 7 cents et 11 cent US/KWH4, le prix de revient du KWH dépasse les 20 cents US. En y rajoutant le coût d’amortissement dans le cas d’Inga 3, le seuil de 30 cents US/KWH est vite atteint, voire dépassé.

Or, le challenge consiste précisément à livrer au consommateur africain, à un coût accessible, de l’électricité produite sur le site d’Inga, transportée hors du Congo jusque dans son pays, et ensuite distribuée au travers de son réseau domestique. Même si les chiffres ci-avant sont quelque peu grevés par des surcoûts consécutifs à la mauvaise santé actuelle de la SNEL, il n’en demeure pas moins que l’impact de l’amortissement surtout, mais aussi du transport et de la distribution de la future électricité du site d’Inga, sera lourd sur la facture finale du consommateur africain.

Sous réserve, évidemment, à ce stade, des études de faisabilité spécifiques, quoi de plus normal d’avoir à constater que le parcours décrit jusqu’ici par le dossier Inga 3 a été parsemé de nombreux rendez-vous manqués du fait principalement des ratés rencontrés dans le montage de son financement. Le courant électrique : un intrant industriel ?

Si donc, on voudrait poursuivre le développement du site d’Inga, en commençant par sa phase 3, je souhaite insister sur le fait qu’il faille impérativement et définitivement renoncer à l’idée de voir dans l’électricité une manne financière qui viendrait renflouer les caisses du Trésor Public du pays. Une fois cette étape franchie, nous devrions regarder du côté de l’industrie pour nous focaliser, une fois pour toute, sur l’idée que le courant électrique est avant tout un intrant industriel et qu’à ce titre, pour être financé par les banquiers internationaux, le projet Inga a besoin d’une demande conséquente de l’industrie en aval.

En d’autres termes, le développement du site d’Inga doit avoir pour objectif, tout au moins à court et moyen terme, l’industrialisation du Congo et non l’électrification du continent. Cette approche est par ailleurs valable pour tout autre projet d’infrastructure de base, à l’instar du port en eau profonde de Banana ou celui du tronçon de chemin de fer devant relier Kinshasa au port-gare d’Ilebo, sur les rives de la Kasaï. Depuis maintenant quatre décennies, l’un et l’autre peinent à trouver du financement, faute d’une activité économique en aval dont les revenus viendraient garantir les investissements requis pour leur réalisation.

Au demeurant, je signale que le projet BHP non finalisé, datant du début de la décennie 2010, participait d’une telle approche. Il portait sur l’implantation d’une usine de production d’aluminium d’une capacité de 800 milles tonnes à Moanda, intégrant la construction d’Inga 3 ainsi que celle du port en eau profonde de Banana

5. Dans la vision de BHP, l’usine d’aluminium devrait être alimentée par la bauxite du gisement encore inexploité de SUMBI dans le Kongo Central, avec un apport significatif en minerai de bauxite de la Guinée-Conakry et de l’alumine de l’Afrique du Sud

6. On s’aperçoit donc qu’à chaque fois qu’ils ont été associés à un projet économique de haute rentabilité, les projets d’Inga 3 et de port en eau profonde de Banana ont toujours suscité un réel regain d’intérêt. J’observe, avec une satisfaction non dissimulée, que la vision actuelle des Gouvernants est en train d’évoluer dans le sens à promouvoir la création d’une grande zone industrielle autour d’Inga, exactement sur le modèle du projet 4 mort-né de la « Zone Franche d’Inga », en sigle ZOFI.

A titre de rappel, le projet ZOFI portait sur la création d’une ceinture industrielle prévue de s’étendre de Kinshasa à Moanda. Conçu pour s’imposer comme principal consommateur de l’énergie d’Inga 2, le projet ZOFI était à la base du montage financier qui a permis le décaissement des emprunts ayant financé la construction d’Inga 2. Comme dans l’approche BHP, ZOFI intégrait dans son package, la construction du port en eau profonde de Banana ainsi que la prolongation jusqu’à Kinshasa de la dorsale ferroviaire Sakania-Ilebo et bien sûr la production d’aluminium. Ce n’est qu’à la suite de l’abandon du projet ZOFI que fut envisagé plus tard le transport de l’électricité d’Inga au Katanga en vue d’alimenter l’industrie du cuivre en pleine expansion à cette époque

7. Dans les échanges que j’ai eus ces derniers temps avec certaines personnes proches du dossier Inga, je retiens qu’outre l’incontournable projet de production d’aluminium sur le littoral à Moanda, il est désormais question de l’implémentation dans ladite ceinture industrielle, des unités de production de l’hydrogène liquide, des aciéries, des usines de production d’engrais à partir des phosphates du Bas-Fleuve, etc. Tout en me gardant de me prononcer sur la crédibilité réelle de certaines de ces propositions, l’idée est d’attirer l’attention des décideurs politiques sur le fait qu’une vision du développement du site d’Inga qui ne serait centrée que sur l’industrialisation de la partie Ouest du pays, ne contribuerait qu’à conforter davantage la situation actuelle de l’éclatement de fait du pays en enclaves économiques autonomes.

On s’inquiète, à tort ou à raison, de la balkanisation du pays ; au plan économique, il faut bien constater que c’est déjà une réalité. Voilà pourquoi je juge impératif d’associer à cette future zone industrielle autour d’Inga 3, d’autres projets économiques qui ne seraient pas forcément localisés dans les voisinages immédiats d’Inga, mais dont l’envergure et la haute rentabilité économique viendraient à la fois conforter en aval la demande d’électricité dont le projet Inga a besoin pour notamment faciliter son montage financier tout en contribuant pleinement à l’intégration économique et sociale du pays autant qu’à sa réunification en marché commun. Je propose, à ce stade, trois projets économiques que je considère majeurs à plus d’un titre.

D’abord, à cause de leur caractère hautement structurant du fait de leur capacité intrinsèque à impulser l’éclosion de nombreux autres projets dans des filières aussi diverses que peuvent l’être les ressources naturelles, l’agro-industrie, l’élevage, la pêcherie et la pisciculture ou encore la manufacture, mais aussi parce que, à eux seuls, ils peuvent justifier l’implémentation des infrastructures de base dont le Congo a besoin pour amorcer son développement industriel, c’est-à-dire son émergence avec, à la clé, une croissance partagée du PIB. Il s’agit de : 1. L’exploitation des gisements de fer de la Grande Orientale sur une cadence de production de 300 millions de tonne de fer exportées annuellement ;

2. L’exploitation du nickel-chrome de Nkonko et Lutshatsha dans le Kasaï Central8 au rythme annuel de 10 000 tonnes de nickel métal, 35 000 tonnes de ferrochrome et 8 000 tonnes de cobalt sous forme de concentré ou de céments ;

3. L’exploitation du fer de LUEBO et NDJOKOPUNDA dans le Kasaï à la cadence de 5 millions tonnes de concentré à 60-66 %.

À ces trois projets, s’ajouteraient plusieurs autres qui leur sont subséquents :

1.La production de l’acier, à partir des éponges de fer10, dans au moins deux unités d’aciéries qui seraient de préférence situées dans le centre du pays en vue de l’approvisionnement du marché intérieur et des pays de la sous-région, à la cadence annuelle de 10 millions de tonnes d’acier ;

2. L’exploitation du gaz du Lac Kivu, nécessaire pour la production des éponges de fer ;

3. L’implantation des cimenteries de grande capacité (10 millions de tonne/an ?) dans la région de Kisangani en vue de l’exploitation du calcaire des bassins de la Lindi et de Maïko à l’effet notamment de rentabiliser davantage la présence du gaz méthane11 ;

4. L’implantation d’usines chimiques dans le Grand Kivu pour la transformation du solde de gaz non consommé par le projet sidérurgique ci-haut.

On observera spécialement que ces deux derniers projets viennent ainsi renforcer la vision qui a toujours été la nôtre, consistant à faire de l’exploitation du gaz du Lac Kivu un pool de développement industriel dans l’Est du pays.

Dans cette perspective, nous avons toujours rejeté, avec force, toute initiative qui irait dans le sens à proposer sa transformation en énergie électrique12, même en partie. Je trouve en effet aberrant que, pour un pays qui détient un potentiel fabuleux en hydroélectricité de 101 GW13, on puisse envisager, sous quelques prétextes, de produire de l’électricité par des sources qui peuvent heurter notre conscience écologique. Infrastructures et projets économiques majeurs La particularité de trois projets économiques majeurs évoqués ci-avant est leur forte dépendance à certains projets d’infrastructures connus de longue date, dont notamment le port de Banana.

Sans l’existence d’un port de capacité adéquate sur notre façade maritime, l’ouverture des mines de classe mondiale pour métaux ferreux et non-ferreux dans la Grande Orientale ou au centre du pays se réduit en une chimère. Voilà qui explique également la nécessité d’associer le projet de port de Banana à un chemin de fer qui sache assurer le transport massif et en continu des produits miniers aussi pondéreux que sont le fer et l’acier, le nickel et le chrome.

À cet effet, la dorsale ferroviaire existante, SAKANIA-ILEBO, 1832 km, est un atout intéressant. Les projets miniers du Kasaï devront s’y reposer pour autant qu’elle soit modernisée et complètement électrifiée.

Elle doit par ailleurs être prolongée jusqu’à Kinshasa, 870 km14, en passant par Bulungu, dans le Kwilu, et Kenge, dans le Kwango, pour aboutir directement au terminal de Banana ; ce qui nécessite, par conséquent, la reconstruction et l’électrification du tronçon Kinshasa-Matadi, étant entendu que la liaison Matadi-Banana, comme le veut la tradition, demeure une composante du projet de port en eau profonde de Banana. La connexion ferroviaire avec le futur port de Banana étant acquise, l’évacuation du fer de la Grande Orientale en transport continu sur Banana, requiert la construction d’une deuxième dorsale ferroviaire électrifiée au départ d’Ilebo et qui aurait Bunia pour terminal. Plusieurs variantes de l’itinéraire de ce projet sont envisageables.

La firme américaine, RAILNET INTERNATIONAL, qui s’affiche comme potentielle candidate à la réalisation de ce projet15, a opté pour l’itinéraire qui relierait Bunia à Kananga, en passant par Kisangani et Lodja. Mais en plaçant logiquement l’exploitation du fer de la Grande Orientale au centre des enjeux d’une telle infrastructure, j’opinerai à l’idée que c’est l’itinéraire Bunia-Ilebo, en passant par Kisangani, Ikela et Kole, qui doit être privilégié.

En termes d’énergie électrique, c’est l’occasion de conforter le rôle, dans le développement du Grand Kasaï et de la Grande Orientale, des projets de barrages hydroélectriques du Gand Katende, 64 MW, dans le Kasaï Central et de Wanyerukula, 700 MW, en amont de Kisangani. L’un et l’autre sont nécessaires à l’alimentation en électricité des projets miniers et industriels ciblés ci-haut, mais dans le cas de ceux du Grand Kasaï, la puissance installée du Grand Katende risque de s’avérer insuffisante par rapport aux besoins conjoints des projets fer et nickel-chrome et qu’en conséquence, un apport en énergie d’Inga 3 s’avère sans doute indispensable.

Inga 3 reste une source d’énergie essentielle pour l’alimentation de tous les réseaux de chemin de fer

Dans tous les cas, Inga 3 reste une source d’énergie essentielle pour l’alimentation de tous les réseaux de chemin de fer, existants et à construire, ciblés dans ce programme, prévus d’être tous électrifiés. On s’aperçoit que cet ensemble de projets d’infrastructures jugés indispensables à la mise en œuvre des projets miniers et industriels ci-haut visés, ne date pas de hier ; certains, à l’instar du port en eau profonde de Banana ou du tronçon de chemin de fer Ilebo-Kinshasa, remontent déjà à l’époque coloniale. À de nombreuses occasions, ils ont ainsi fait l’objet des négociations des Gouvernements successifs depuis l’Indépendance du pays.

Associés aux projets économiques susvisés, ces projets d’infrastructures qui peinent actuellement à trouver du financement, devraient voir leur intérêt économique nettement bonifié aux yeux des financiers, à l’effet de voir leurs montages financiers plus rapidement bouclés. Je tiens, par conséquent, à insister sur le caractère interdépendant de ces deux familles de projets qui forment un package. Sans les projets miniers et industriels, les projets d’infrastructures susvisés, pourtant vitaux pour l’économie future de ce pays-continent, risquent de peiner encore longtemps avant de réunir les fonds requis pour leur réalisation. Et, inversement, sans tous ces projets d’infrastructures, les projets économiques perdent sensiblement de leur intérêt économique à tel enseigne que certains d’eux deviendraient à jamais non viables.

J’observe qu’il ne serait pas sans intérêt qu’il soit intégré dans ce package, le projet de mise en exploitation du lithium de Manono qui fait déjà l’objet d’un partenariat entre COMINIERE, société d’Etat et, à ce titre, détentrice des titres miniers concernés, et AVZ MINERALS, un groupe minier d’origine australienne. Dans cette perspective, il faudra ajouter à notre liste des projets d’infrastructures, la construction d’une ligne de chemin de fer d’environ 600 km qui aurait pour but de relier directement le site minier de Manono à la gare ferroviaire de Bukama, ce qui permettrait à Manono de se connecter directement sur la dorsale ferroviaire Sakania-Ilebo16. Ce tronçon de chemin de fer viendrait remplacer ou, mieux, dédoubler le bief navigable du Fleuve Congo sur le tronçon qui va du Port de Muyumba à la gare de Bukama, utilisé autrefois par GEOMINES devenue plus tard ZAÏRETAIN. (À suivre)

Léonide MUPEPELE, Ingénieur Civil Métallurgiste, UNAZA, 1978 ; Ingénieur Expert des Techniques Minières, Nancy, 1985

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